La fidélité par le truchement métalinguistique

Articles de fond | Françoise Wuilmart

Publié dans

  • La revue Equivalences, numéro 34, Editions du Hazard, Bruxelles, 2007
  • La revue SEPTET, Des Mots aux Actes, N° 2, Anagrammes, 2007
  • La revue TransLittérature, TL 33, édité par ATLF et ATLAS, 2007

Je ne résumerai pas ici tout ce qui fut dit et écrit sur le concept de fidélité en traduction littéraire. Ce qui m'importe, c’est de souligner, à l’appui d’exemples très concrets, certaines de ses dimensions moins connues, souvent à son détriment.

Quand, en tant que lecteur normal, je lis et assimile un texte, celui-ci produit sur moi certains effets, voulus ou non voulus par l’auteur. Le texte me fait pleurer ou rire ou m'apitoyer ou m'insurger. Mais ce n’est pas uniquement par la voie sémantique lexicale, par le choix des mots qui dénotent et connotent. Loin de là. J'établirai donc et commenterai une liste non exhaustive certes, de divers expédients dont se sert un auteur pour me « toucher », allant des plus connus aux moins connus, voire méconnus. Pour ce faire je suis partie de ma pure pratique dans laquelle j'ai toujours privilégié une « mission », grand mot peut-être mais juste: produire sur le lecteur de ma traduction française le ou les mêmes effets que ceux du texte original. Les obstacles sont multiples, j'y reviendrai. Le concept d’effet apparaîtra donc ici comme un mot-clé.

  1. Pour ce qui est de l’auteur et de son écriture, d’abord: aucun écrivain ne me contredira, je pense, si j'affirme « qu'il ne sait pas toujours ce qu'il écrit ». S'il croit maîtriser son texte à la suite d’un processus d’écriture basé sur le choix et l’élagage, il s'y glisse toute une série d’éléments qui lui échappent, il y imprime le « continu » de son corps, pour reprendre un concept cher à Meschonnic. Car il écrit aussi avec son inconscient, son intime vécu qui ne peut à tout instant lui être présent à l’esprit. Il n’y a pas assez de place dans la calotte au faîte de notre cerveau pour une présence d’esprit globale, totale et permanente. Pour que quelque chose y émerge et donc devienne conscient, il faut passer par l’abduction. La vouloir. De même l’auteur ne sera pas, ne peut être entièrement conscient de sa personnalité: savons-nous ce que ou qui nous sommes ? Ne sommes-nous pas souvent étonnés de l’effet que nous produisons sur d’autres, justement parce que nous ne nous voyons pas nous-mêmes, et que nous nous imaginons autrement ? Ou que nous avons certains traits innés qui sont tellement inscrits dans notre chair que nous ne les percevons plus ? c’est là la tache aveugle de notre personnalité. Tout cela fait que l’écrivain, quand il écrit, laisse passer dans son texte une foule de choses qui y affleurent mais dont il n’a pas conscience. Et il ne s'agit pas seulement de son vécu ou de sa « vision du monde », pour employer un terme galvaudé mais tellement commode. Il y a aussi tout son savoir, son érudition, qui produiront l’intertextualité de son écrit. Inconscient et intertextualité commandent ainsi la présence dans le texte d’éléments lexicaux ou syntaxiques qui n’échapperont peut-être pas au lecteur, et certainement pas au traducteur attentif. Mis à part le cas précis des realia, il me semble donc inopportun de demander à un auteur ou à tout artiste « ce qu'il a voulu dire ». Surtout pas, car il vous répondra que ce qu'il a voulu dire, il l’a dit de cette manière-là et ne peut le dire autrement. Ou bien il vous orientera vers une interprétation précise et souvent réductrice de son texte qui est pourtant beaucoup plus polysémique qu'il ne l’imagine. L’auteur est souvent le pus mauvais exégète de son texte.

  2. Pourtant l’auteur construit son texte, le soigne, le travaille dans le détail pour produire ces fameux effets dans le chef du lecteur. Les multiples expédients auxquels l’écrivain a recours pour ce faire, sont donc quant à eux parfaitement voulus et contrôlés. Ce qui revient à dire qu'il manipule le lecteur à l’insu de celui-ci, atteignant en lui un palier subliminal. Il faut être un exégète ou un traducteur de métier, et donc avoir mis un texte « en fouilles » pour découvrir ces strates sous-jacentes, infraliminales mais tellement efficaces pour l’effet à produire. Or ces strates devraient impérativement apparaître dans la traduction. Trop souvent on les ignore ou on les restitue un peu inconsciemment, intuitivement, et donc imparfaitement et sans passer par une analyse préliminaire, seule garante de la qualité de la restitution.

c’est à ce stade précis que la traduction peut être considérée comme un « art ». Le traducteur doit lui aussi mettre son texte en forme, en musique. Je ne m'étendrai pas sur la fonction de la mélodie, du rythme, du flux textuels qu'Henri Meschonnic a analysée de manière exhaustive et magistrale. Nous sommes tous convaincus qu'un texte littéraire est souvent à prendre comme une partition musicale, avec un ton à la clé, des bémols et des dièses, une cadence et un flux mélodique et rythmé. J'ajouterai simplement ceci: c’est que ces éléments « musicaux » ne sont pas toujours là pour appuyer la dimension sémantique lexicale, mais parfois pour la contredire. On peut ainsi en arriver à ce paradoxe: que la mise en forme musicale soit en discordance totale avec la narration ou le thème annoncé et développé !

Très bel exemple: le poème de Heinrich Heine extrait du premier cycle de Die Nordsee. Le poème s'intitule Meeresstille, Grand calme en mer, ou En mer par grand calme. Le propos en soi est assez pauvre et pourrait faire sourire: nous sommes sur un bateau de pèche, en pleine mer. Le timonier est affalé et dort. Le moussaillon est en train de ravauder une voile mais vient de voler un hareng dans la tonne. Le capitaine le réprimande vertement. Second volet: une mouette descend du ciel et attrape dans son bec un petit poisson qui frétillait gentiment au soleil à la surface de l’eau. Certes on peut reconnaître dans l’histoire une critique sociale: chez les humains on ne vole pas impunément pour manger, dans la nature et chez les bêtes, c’est l’inverse. Pourtant ce n’est pas « le sens » de cette histoire simple qui nous touchera, on peut la lire sans en être affecté. Ce qui nous émeut et nous fait vibrer, sentir, comprendre, c’est précisément la forme du poème: six quatrains d’octosyllabes bien scandés, des phonèmes rugueux et agressifs: chuintantes, sifflantes, explosives, fricatives. Tandis que le titre annonçait une randonnée paisible sur une mer calme, rien n’est calme dans la forme poétique puissamment tourmentée. Mais au-delà de la dimensions acoustique déjà pleine d’interférences sonores, il en est une autre, carrément subliminale. Je me suis amusée à dessiner les lignes, les tracés évoqués par les verbes de position et de mouvement du poème, et j'ai abouti à un faisceau de lignes qui s'entrecroisent, s'entrecoupent, se font obstacle, créent un champ sémantique visuel d’interférences qui suggèrent l’agitation, l’intervention contradictoire, un arrière-plan strié. C’est toute la révolte de Heine, la tristesse du moussaillon, la colère du capitaine que l’auteur a logées à ce niveau que j'aimerais qualifier de champ sémantique géométrique subliminal. À cet égard la traduction française de Gérard de Nerval est des plus décevantes: il a ni plus ni moins tronqué le poème de toutes ses dimensions poétiques au plein sens du terme, il nous raconte l’histoire dans toute sa platitude, renonçant aux quatrains, à la scansion, au rythme, aux phonèmes: le poème traduit ne crée plus aucun « effet ». C’est l’une des plus mauvaises traductions qu'il m'a été donné de lire. Et pourtant, Gérard de Nerval était contemporain et ami de Heinrich Heine, et il paraît même qu'il aurait eu le feu vert de l’auteur pour publier sa traduction. Autre preuve que l’auteur est souvent le moins apte à juger de la qualité d’une traduction. Heureusement nous disposons aujourd’hui d’une traduction optimale réalisée par notre consœur Nicole Taubes: Grand calme en mer, p. 180 du Livre des Chants, poème XI du Premier cycle de La Mer du Nord, éd. Le Cerf, 1999.

Second exemple très clair de champ sémantique géométrique subliminal: la première page du célèbre roman de Fontane: Effi Briest. Le chef-d’œuvre de Fontane débute par la description de la propriété de la famille von Briest. Ici aussi je me suis amusée à tracer les lignes et les formes suggérées par la description très rigoureuse de la maison et des jardins. Cette fois les lignes ne s'entrecroisent plus, on remarque au contraire des angles droits et purs, des cercles, des carrés juxtaposés. L’ensemble dégage une atmosphère de paisible classicisme, dans laquelle Effi grandira et s'épanouira. Certes, mais on pourrait aussi y pressentir une sorte de trame sévère dans laquelle la petite Effi, puis la jeune fille sera prise et évoluera sans pouvoir sortir des sentiers, un peu comme si les chemins lui étaient tout tracés… ceux de son destin. Et elle grandira en effet dans le calme, l’ordre, avant de basculer dans le drame. Or ce drame n’est-il pas annoncé dès la première page, justement dans la strate géométrique du texte ? À la description du décor classique vient notamment se mêler un motif dérangeant: la balançoire de la petite fille, suspendue entre deux poteaux « légèrement de guingois… » et à deux pas du lac. Cette balançoire de travers est le seul élément qui tranche sur tout le reste, s'en démarque précisément par son effet de désordre, de déclin en amorce, de début de chute… Voilà donc magistralement campé le décor de la jeunesse d’Effi Briest, décor qui conjointement reflète le style de son éducation et son destin particulier. Il existe, à ma connaissance du moins, trois traductions d’Effi Briest en français. La comparaison des trois est des plus révélatrices. Seul André Coeuroy, dans sa traduction de 1942, a été sensible à la dimension géométrique qu'il restitue parfaitement. La traduction de Michel Delines, de 1902, en fait fi et lui substitue tout un jeu de lignes en mouvement, de coulées, notamment par le biais d’un lexique plus « dramatique ». La rue du village est « plongée dans la sieste », une « large coulée d’ombre s'étend sur le parc et le jardin », « elle verse sa fraîcheur sur un trottoir », « le clocher s'élance », le petit jardin « va en s'élargissant », quand à la balançoire de guingois… il l’a complètement ignorée, évacuée. On pourrait percevoir dans cette « prise de sens de 1902 » une influence de l’esprit du Jugendstil, précisément amoureux de lignes en mouvement et de formes dynamiques. L’excellente traduction de Maurice Coeuroy restitue au contraire à merveille la rigueur géométrique et statique du décor classique: « Du côté ……. jusque légèrement de guingois ». Il existe une troisième traduction, de 1982, due à Pierre Vilain. Ce qu'on pourrait lui reprocher c’est d’avoir versé dans le cliché banal et donc d’avoir abaissé le niveau stylistique de Fontane que l’on ne saurait en aucun cas accuser d’écrire des banalités. Au lieu de respecter les images et les descriptions pures et dures, ce traducteur-ci a sombré dans le piège du poncif et du stéréotype, croyant y voir des équivalents pour les images parfaitement originales de Fontane. Je ne m'y attarderai pas.

Dernier exemple de manipulation subliminale du lecteur: la première page de la nouvelle de Friedrich Dürrenmatt: Der Tunnel. À croire que c’est dans la ou les premières pages et les descriptions introductives que les auteurs excellent le plus. Le propos de cette nouvelle fantastique est le suivant: un jeune homme de 24 ans, suisse, prend chaque jour le train pour se rendre à l’université. Le train emprunte plusieurs tunnels, le premier étant le plus court. En cette journée particulière du récit, le train s'engagera dans le premier tunnel, le plus court, mais n’en ressortira jamais. Commencera alors une plongée fatale dans le ventre de la terre. Les trois-quarts de la première page sont occupés par une seule phrase. La couper pour faire « plus français » serait criminel, équivaudrait à massacrer l’effet recherché par Dürrenmatt. Pourquoi ? Cette longue phrase comprend deux parties, séparées par deux points. Dans la première partie, l’auteur décrit le personnage, son physique d’abord (il est gras, se bouche tous les orifices du corps pour que l’Effroyable, l’Horreur qu'il a le talent de percevoir intuitivement, ne pénètre en lui). Brève description ensuite de ses conditions de vie: il est toujours dépendant de sa famille et fréquente l’université où il sèche régulièrement les cours. Dans la seconde partie de la phrase: la description du trajet emprunté par le train, et l’horaire détaillé (départ telle heure, arrivée telle heure, passage par le tunnel de telle à telle minute, etc., ponctualité suisse oblige !) En 17 lignes très exactement, tout est dit sur le protagoniste et sa vie. Effet produit: la sensibilisation à la banalité, voire la médiocrité du personnage et de son existence. Il n’y a rien à en dire de plus. Tout est bouclé en une seule phrase. Le véritable héros c’est le train. Le train qui se confondra avec le destin du jeune homme. Si le jeune homme pressent intuitivement la fantastique catastrophe qui le conduira à la mort, en se bouchant tous les trous et en s'enveloppant même de graisse pour mieux s'en protéger, il n’y échappera pas, car le train dès les premières lignes va se confondre avec lui, le posséder, l’envahir… et lui imprimer son rythme. Ici il n’est pas question de champ géométrique subliminal, mais de strate acoustique et dynamique subliminale. En effet la rythmique de toute la première partie est celle du train, en même temps que celle du jeune homme gras et lourd, maladroit et essoufflé. Les segments de phrase sont courts, se succèdent au rythme de la bielle qui fait tourner la roue du train à vapeur, rythme qui épouse celui du jeune homme essoufflé qui se meut péniblement. L’oreille du lecteur percevra immanquablement ce tchouc tchouc tchouc haletant, qui n’est autre que le bruit de l’Effroyable qui approche à grands tours de roue. ici donc au contraire du poème de Heine, l’expédient métalinguistique ne contredit pas la teneur, psychologique ou autre, de l’histoire, mais l’épouse étroitement, l’étaie.

Je pourrais multiplier les exemples de l’existence de telles strates que j'ai appelées subliminales, parce qu'elles n’affleurent pas nécessairement à la première lecture mais exercent pourtant leur effet, leurs effets, à notre insu. Y être sensible en tant que lecteur est une chose. Pour le traducteur, les restituer en est une autre. Les obstacles sont multiples et ne sont pas dus au talent. Ils sont enracinés dans la langue elle-même, voire dans la culture qui sous-tend la langue d’arrivée. En effet, il est difficile de rendre une strate acoustique comme celle présente chez Heine, quand le français dispose de beaucoup moins de chuintantes ou d’explosives ou de sifflantes que l’allemand. Difficile aussi de rendre le champ sémantique géométrique quand les verbes de positions et de mouvement germaniques ne trouvent pas d’équivalents satisfaisant dans la langue de Voltaire. Difficile de rendre un rythme saccadé et essoufflé là où pour restituer un mot, une expression, le traducteur est contraint d’avoir recours à une périphrase et d’interrompre ainsi le rythme endiablé, pour être clair et explicite…

Pour conclure ces brèves considérations d’une praticienne amenée à réfléchir sur sa pratique, je crois pouvoir affirmer ceci: on ne traduit pas seulement avec le cerveau, il faut impliquer ses cinq sens dans l’entreprise, on traduit aussi avec son corps, premier réceptacle du rythme, du souffle, des émotions. Ce qui m'importait ici c’était d’isoler et de souligner parmi ces effets sensoriels provoqués par le texte, ceux qui semblent encore méconnus parce que « subliminaux »