Pourquoi retraduit-on?

Articles de fond | Françoise Wuilmart

Traduction et prise de sens…

Effi Briest aux mains de trois générations.

Publié dans Autour de la retraduction, Ed. Orizons, Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE), sous la direction de Enrico Monti et Peter Schnyder, 2011

Première partie: le vieillissement du texte original.

Partons du constat généralement admis: le texte original ne vieillit pas, alors que les traductions vieillissent, avec comme corollaire: les traductions doivent sans cesse être remises sur le métier.

Première cause d’étonnement: pourquoi le texte original ne vieillit-il pas au contraire de ses traductions ?

Cette assertion galvaudée mérite d’être nuancée: certains textes originaux vieillissent bel et bien, et d’autres pas. Mais qu'est-ce qu'un texte « vieilli » ? Car le texte en soi ne vieillit pas au sens où il reste immuable. C’est dans le processus de réception qu'il vieillit, c’est le lecteur qui lui colle des rides. Ne faudrait-il pas parler plutôt de texte qui « date », qui fait date, du fait qu'il est essentiellement référencé à son épistémé ou à son idéologie contemporaines par exemple, ou parce qu'il a recours à des expédients stylistiques aujourd’hui émoussés et sans effet. Ce serait donc un texte en quelque sorte tourné vers lui-même et son temps, et dont les préoccupations, les affects ou les événements décrits n’interpellent plus aujourd’hui, bref un texte qui n’a plus voix au chapitre, ne suscite plus l’intérêt ou l’admiration, auquel le lecteur ne s'identifie plus, dans lequel il ne se reconnaît plus, un texte dépassé et suranné et qui n’a plus valeur que de témoignage de son temps.

Par conséquent: un texte qui ne se survit pas à lui-même par manque d’universalité temporelle et spatiale, et qui n’interpellera pas les générations suivantes. Dans la grande dialectique transversale humaine, ce genre de texte est devenu lettre morte.

En revanche, quiconque oserait prétendre que les textes de Shakespeare, de Goethe ou de Dante ont « vieilli » se couvrirait de ridicule.

Si les grands textes d’auteurs sont pour ainsi dire pérennes, c’est qu'ils continuent de concerner tout lecteur en dépit du lieu ou de l’époque à partir desquels celui-ci les lit. C’est aussi qu'en dépit du ou des cas particuliers et très localisés qu'ils mettent en scène, la portée et l’envergure sont vastes et dépassent les frontières du temps et de l’espace. Je pense ici à François Villon ou à Rabelais dont l’humanisme intemporel n’est plus à démontrer, en dépit d’une langue qui elle a évolué.

Revenons au concept d’universalité qu'il faut, me semble-t-il, mettre en relation avec deux autres concepts fondateurs de tout grand texte d’auteur: la polysémie , et l’ excédent utopique.

  • Polysémique est le texte qui se prête à des interprétations diverses sans que cela ait été, au départ, dans l’intention de l’auteur. Rappelons qu'un auteur (et aucun écrivain ne m'a jamais contredite sur ce point) sait certes comment il écrit, il maîtrise sa plume, mais il n’est pas nécessairement conscient de tout ce que véhicule son écriture. En effet, elle véhicule souvent à l’insu de son géniteur, des contenus qui lui échappent, car il écrit aussi avec son inconscient, individuel et collectif. C’est sans doute par le phénomène d’abduction qu'il fait émerger de son ego les éléments qu'il mettra en scène dans sa fiction, mais justement: tout ce qu'il ne fait pas émerger expressément ne continue pas moins d’agir sous le couvert, se manifestant malgré lui ici et là dans des connotations, des métaphores spontanées, des formules répétitives, des tournures de style, et j'en passe. Raison pour laquelle d’ailleurs il ne faut jamais questionner un auteur ou tout autre artiste d’ailleurs sur « ce qu'il a voulu dire », car il vous répondra que ce qu'il a voulu dire, il l’a dit là, de cette manière-là, et qu'il ne peut le dire autrement, et on pourrait conclure que si vous n’avez pas compris, c’est qu'il a raté son coup. En tant que traductrice de textes de grands écrivains, il m'est souvent arrivé de mettre au jour des dimensions textuelles que l’auteur ne savait pas avoir creusées. De la même manière certains textes de Shakespeare se sont largement prêtés à des interprétations psychanalytiques que Shakespeare bien sûr n’aurait pu conceptualiser à l’époque et qui sont pourtant bien présentes. De là qu'on l’a qualifié de visionnaire. Je reviendrai sur ce point crucial dans le volet consacré au vieillissement des traductions, mais pour anticiper déjà sur ce qui va suivre, une des questions fondamentales en matière de traduction est celle-ci: le traducteur doit-il mettre ces dimensions inconscientes en évidence dans sa transposition ou au contraire préserver l’ambiguïté du texte original ? J'y reviendrai.

  • Quant à l’excédent utopique, c’est un concept blochien. Le philosophe allemand Ernst Bloch (1885 – 1977) qui faisait partie de l’École de Francfort, est un penseur du matérialisme dialectique. Son oeuvre maîtresse, que j'ai traduite en français, Le Principe Espérance [^1], prône les idées paradoxales en apparence de système ouvert et d’utopie concrète. Dans sa brillante analyse des artefacts humains et des utopies qui se sont succédé tout au long de l’Histoire, il met en évidence le concept de utopischer Ueberschuss: l’excédent utopique, ce résidu de l’œuvre d’art, dans l’œuvre d’art, qui ne meurt pas avec son époque ou son contexte mais est récupéré par les générations suivantes qui le font évoluer dans et par leur vision propre, et qui se transmet ainsi de siècle en siècle en gardant une certaine actualité. La pyramide égyptienne ou le temple grec, bien que conçus dans et en partie grâce à l’esclavagisme, n’évoquent plus ces fondements sociétaux et sont perçus dans ce qu'ils ont de transcendantal.

Cet excédent utopique qui dépasse le projet, le dessein originels et interpelle les générations suivantes est également à l’œuvre dans le grand texte littéraire. Aussi enraciné soit-il dans son contexte médiéval, Faust ne sera jamais démodé tant que l’humain restera humain ; quant à Méphistophélès: ne nous guette-t-il pas aujourd’hui encore, dans une foule d’avatars ? Voilà donc pour les textes qui ne vieillissent pas versus les textes qui datent.

Deuxième partie: ces traductions qui vieillissent.

Nul ne me contredira sans doute: toute lecture est une prise de sens. George Steiner l’a très bien expliqué dans son ouvrage intitulé Après Babel [^2]: « comprendre c’est traduire », dit-il, mais le récepteur qu'est chaque lecteur ne peut comprendre qu'avec les moyens du bord: son passé, son vécu, son contexte socio-culturel, sa personnalité propre et même son horizon et ses attentes. Sa lecture ou sa compréhension est forcément réductrice, il ramène tout à lui-même, qu'il le veuille ou non, et que ce soit dans une grande ou moins grande mesure selon son degré de culture. C’est avec son œil à lui qu'il lit, avec ses sens à lui qu'il s'identifie, avec son Je complexe et circonscrit qu'il « comprend ». Et comme le lecteur évolue aussi au cours de son existence, il aura une autre prise de sens d’un même livre lu à des intervalles plus ou moins grands. J'ai lu cinq fois Madame Bovary, et ce que j'y perçois, j'ai envie de dire: non seulement ce que j'y prends, mais aussi ce que j'y apporte aujourd’hui, ne ressemble plus ni de près ni de loin à la perception active que j'en avais à mes dix-huit ans. Car toute lecture est une perception active, interactive, le texte conçu par l’écrivain est livré en pâture à une foule d’individus les plus divers qui en feront ce qu'ils voudront dans une alchimie des plus complexes. Brodsky a d’ailleurs dit très justement que l’orignal était la somme de toutes ses traductions possibles…

La première tâche du traducteur, qui est ou devrait être le lecteur le plus ouvert et attentif qui soit, est de ne pas succomber à cette tentation réductrice de prise de sens individuelle. Son premier commandement devrait être: la polysémie tu restitueras. Et le second: ton style à toi tu oublieras. Je vois dans la lecture réductrice et l’écart de la forme ou du style original les deux premières causes du vieillissement de toute traduction. Certaines traductions en effet trahissent la prise de sens non seulement d’un individu mais d’une époque, d’un contexte socio-culturel. Cette lecture réductrice se manifestera principalement au niveau de la forme, qui, comme nous savons, détermine aussi le contenu. Prenons les traductions de Kafka par Vialatte. Je ne me rangerai pas du côté de ses admirateurs, car Vialatte se rend coupable du péché d’acclimatation. Son français bien léché est précisément par trop français et on y chercherait vainement le style pur et dur, empreint d’ironie qu'est celui de Kafka, auquel Bernard Lortholary et Georges-Arthur Goldschmidt ont en revanche rendu justice. La traduction de Vialatte est bel et bien vieillie, une belle infidèle, une vieille infidèle, on n’écrit plus ce français-là aujourd’hui et surtout, elle déforme Kafka dont l’allemand lui, n’a pas vieilli et ne vieillira jamais, si ce n’est qu'il sera datable, puisqu'une langue vivante évolue, mais c’est une autre histoire.

Troisième partie: un exemple concret, Effi Briest aux mains de plusieurs générations.

L’auteur: Théodore Fontane:

Né à Neuruppin le 30 décembre 1819. Décédé le 20 septembre 1898.

Les romans de Fontane, qui s'est mis a écrire relativement tard (59 ans) seront nourris de l’expérience de l’homme mûr qui a observé, sceptique et souriant, la vie de ses contemporains: tout en restant très proche du monde, il saura avec une remarquable distance, une liberté de perspectives et une constante humanité, décrire les « réalités de la vie ». Sans avoir élaboré de véritable théorie du roman, il représente ce qu'a de spécifique le « réalisme » allemand de la fin du XIXe siècle. Le choix même de ses thèmes (adultères, mariages manqués, mésalliances), le fait qu'il évite les grands sujets historiques, les controverses politiques de l’époque, l’ont fait taxer de provincialisme, alors que s'enracine là sa force particulière d’expression.

La volonté de ne pas dire l’essentiel, de ne rien analyser ni expliciter, n’empêche nullement le romancier de laisser entrevoir – à travers un milieu certes réduit, celui d’une aristocratie prussienne si figée qu'elle est déjà comme sa propre caricature – toute une réalité historique et sociale qui en dit long sur l’état d’une certaine Prusse à un moment où, politiquement, elle semblait à son zénith.

Fontane a fini par aboutir à ce « réalisme poétique » qui répond à l’exigence d’une pénétration esthétique de la réalité des faits. La recherche de la totalité, de l’action bien menée et si possible riche en péripéties significatives, cède la place à la métaphorisation symbolique des lieux et des objets.

Effi Briest appartient à la noblesse terrienne de la Marche de Brandebourg. Elle a dix-sept ans ; elle a grandi dans la liberté et l’innocence de la vie champêtre. Au cours d’une visite chez les Briest, un officier, le baron Instetten, de vingt ans son aîné, s'éprend de la très jeune fille de la femme qu'il a autrefois aimée, et la demande en mariage. Flattée, ignorant encore tout de l’amour, Effi accepte ce joug conjugal. Après un long voyage fastidieux en Italie, elle s'installe avec son époux dans un coin perdu de Poméranie et souffrira désormais d’ennuis et de désœuvrement. La société noble des alentours et ses conventions demeurent insupportables à la jeune femme habituée à la vie franche et libre de la campagne. Elle met au monde une petite fille, mais à la même époque apparaît un nouveau personnage, le commandant de la milice territoriale, von Krampas, et le destin de la jeune femme se cristallise tout à coup. Von Krampas est certes fort bel homme mais de nombreuses aventures d’amour, une fortune insuffisante, la vie avec une femme âgée et jalouse et plusieurs enfants l’ont rendu amer et pessimiste. Une idylle s'ébauche entre Effi et Krampas ; les longues absences du mari la favorisent et Effi glisse dans une liaison coupable qui la rend malheureuse. Les nouvelles fonctions de son mari appellent le couple à Berlin où Effi se sentira délivrée de sa faute et de son cauchemar. Cependant un hasard mettra entre les mains de son mari, les billets que Krampas lui avait autrefois envoyés. Esclave des préjugés de son temps, Briest se bat en duel avec son ancien rival et le tue. Effi, chassée par son époux et sa propre mère, se trouve brusquement jetée hors de tout ce qui faisait sa vie. Enfin son père, le personnage le plus humain du livre, lui ouvre la vieille maison de son enfance. Là, elle retrouve le contact des beautés de la nature et se réconcilie avec elle-même et avec le monde. Pourtant, abandonnée et totalement rejetée par la société, elle n’a plus la force de s'accrocher à la vie, s'étiole et meurt une année plus tard, victime de son destin qui n’a été que résignation et mélancolie.

Dans ce roman, tout se passe en sourdine, sans accents pathétiques et sans drames. Tout exprime une résignation consciente devant le destin inéluctable, les lois inexorables de la société dite « bonne », dont l’auteur dénonce les faiblesses et les erreurs. Ce roman considéré comme le chef-d’œuvre de Fontane est aussi l’un des chefs-d’œuvre de l’école réaliste allemande.

Le roman sera traduit une première fois en 1902, par Michel Delines [^3], une deuxième traduction, celle d’André Coeuroy [^4] paraîtra en 1942 et la dernière en date, de Pierre Villain [^5] en 1982.

Ces retraductions étaient-elles nécessaires ? En quoi sont-elles différentes ? Ont-elles vieilli ? Y en a-t-il une qui surpasse les autres en qualité ? Autant de questions auxquelles je m'attellerai maintenant.

Je me limiterai à l’analyse de la première page du roman, révélatrice de toute la suite ; c’est d’ailleurs en soi une pièce d’anthologie. Petit rappel liminaire: les incipit sont sans doute les morceaux les plus difficiles à traduire et bon nombre de traducteurs les gardent pour la fin, estimant que pour mieux les comprendre, il faut avoir travaillé au préalable sur tout le roman. Ce sont généralement des descriptions intenses et condensées où chaque mot pèse de tout son poids et devra donc être savamment soupesé par le traducteur pour être rendu avec exactitude dans ce qu'il a d’annonciateur. Généralement, ces incipit annoncent en effet in nuce, à la manière de petites monades, la teneur essentielle du texte, diluée au fil des pages.

La première page d’Effi Briest campe le décor, mais quel décor ? Celui de la demeure où naît et grandit la petite Effi. Un décor révélateur, symbolique: celui du conformisme rigide de sa vie prisonnière des conventions. La maison familiale enclose dans un parc, protégée comme pense l’être une société sûre de ses privilèges et repliée sur des valeurs dépassées, où le cadran solaire, nous le verrons, image du temps qui passe, de la vie aussi, sera remplacé finalement par la tombe de l’héroïne.

Une des sources majeures de la mauvaise qualité d’une traduction est l’absence de repérage des champs sémantiques ou plus exactement lexicaux.

On appelle champ lexical l’ensemble des mots qui se rapportent à une même réalité, qui peuvent avoir comme points communs d’être synonymes ou d’appartenir à la même famille, au même domaine, à la même notion. Divers champs lexicaux peuvent se superposer comme autant de réseaux stylistiques. Observer et relever les mots d’un texte ou d’une oeuvre pour reconstituer ces champs lexicaux dominants est une étape importante de l’analyse littéraire. Elle permet de saisir la cohésion lexicale de l’œuvre, d’en dégager le thème ou les thèmes importants. Le repérage des champs lexicaux est une étape fondamentale de la lecture attentive qui doit précéder l’acte du traduire.

Dans la lecture courante et non analytique, donc superficielle, ces champs lexicaux sont certes perçus mais souvent au niveau subliminal. Ils sont cependant déterminants dans la prise de conscience inconsciente de la teneur profonde du texte.

Ce qui frappe d’emblée dans l’original allemand, c’est la présence d’un champ lexical très marqué: un champ lexical géométrique. Il n’est pas gratuit, loin s'en faut, puisqu'il symbolise, comme je l’ai précisé plus haut, le décor inflexible et rigide de la société qui entoure Effi dans la description minutieuse de la propriété: rechtwinklig (à angle droit), Seitenflügel (aile latérale) ; quadrierter Fliesengang (allée de dalles carrées), an seinem Rande (sur le bord), Rondell (rond-point), Hufeisen: en forme de fer à cheval, et ainsi de suite jusqu'à la fin du paragraphe décrivant la demeure et ses jardins. Dans ce carcan géométriquement réglementé, un seul élément détone: eine Schaukel, une balançoire, avec son horizontal gelegtes Brett, sa planche placée à l’horizontale, certes, mais suspendue à deux poteaux schief stehend: de travers, de guingois… Cette balançoire qui se démarque de l’ensemble rigoureusement agencé, c’est Effi Briest.

Il était donc impératif, primordial de repérer ce champ lexical et de le restituer en français puisqu'il est investi d’un rôle précisément sémantique.

Deuxième remarque concernant le style du texte allemand: la rigoureuse sobriété, le caractère neutre, froid, purement descriptif du paysage que Fontane se garde bien d’investir de sentiments humains. L’ombre est simplement vaste, les rayons tombent, la rue est calme et c’est l’heure de midi. Un point c’est tout.

Que devient tout cela dans la première traduction, celle de Michel Delines ?

La traduction date de 1902, et « dater » reprend ici tout son sens: Delines traduit en pleine époque de l’Art nouveau, caractérisé par les formes végétales, l’organisation asymétrique, le dynamisme des formes, l’invasion des formes décoratives par une nature luxuriante. Comme je le soulignais au début, toute lecture, et partant toute traduction est une prise de sens par un individu et une époque. Disons que dans ce premier cas, Michel Delines baignait pleinement dans ce style d’art nouveau qu'il a imprimé au texte de Fontane, dans une magistrale trahison. Certes, il a recréé un champ lexical cohérent, mais c’est le sien propre, un champ non plus sévèrement géométrique, statique et partant angoissant, mais au contraire joyeusement dynamique et vivant. On ne peut donc parler d’incohérence textuelle dans ce texte français où tout devient mouvance:

  • la grande rue s'allongeait
  • l’aile de la maison projetait une large coulée d’ombre
  • et versait la fraîcheur sur un trottoir à dalles vertes
  • au-dessus s'élançait le clocher
  • un petit jardin d’agrément allait en s'élargissant

Par ailleurs, la sobriété, la neutralité du style froidement descriptif de Fontane semble investi de l’anima du traducteur qui était sans doute un bon vivant, de surcroît méridional:

  • la rue était plongée dans la sieste du midi (pas question de sieste chez Fontane)
  • le mur d’enclos se dressait et le clocher s'élançait: une fois encore il imprime le mouvement à ces éléments pourtant statiques en soi et chez Fontane
  • le perron offrait un agréable abri
  • des fenêtres s'ouvraient toutes grandes, voilées de vignes folles
  • le clocher était surmonté d’un coq flamboyant et tout frais repeint

Quant à la description de la balançoire absolument capitale: elle est tout bonnement escamotée. Il faut dire que la phrase allemande était plutôt alambiquée et comportait de véritables difficultés de traduction. A cela s'ajoute que Delines n’avait pas encore pu lire la Tâche du Traducteur [^6] de Walter Benjamin (qui paraîtra en 1923, et d’ailleurs l’aurait-il lue ?), il en était donc encore à traiter le texte un peu à la légère, agissant comme beaucoup de ses congénères en coupant par-ci, en édulcorant ou adaptant par là.

Qui n’a pas connaissance de l’original n’y verra que du feu, mais aura une piètre idée du véritable style fontanien.

Voilà donc une traduction « condamnable », vieillie et qui demandait impérativement à être remise sur le métier.

Ce fut chose faite en 1942, année où André Coeuroy s'attelle à la tâche. En pleine guerre mondiale. Faut-il voir un lien de cause à effet entre ce contexte historique et la fidélité de Coeuroy à l’angoissante et menaçante rigueur du texte allemand ? Ecoutez plutôt:

Du côté du parc et du jardin, une aile latérale construite à angle droit, étendait son ombre vaste sur une allée dallée de carrés blancs et verts, puis sur un grand rond-point dont le centre était occupé par u cadran solaire et le pourtour par de la canna indica et des pieds de rhubarbe. Une vingtaine de pas plus loin, vers le cô té opposé à cette aile, une couche de petites feuilles de lierre recouvrait le mur du cimetière, coupé en un seul point par une petite porte de fer peinte en blanc, derrière s'élevait le clocher de Hohen-Cremmen, dont les bardeaux étaient surmontés d’une girouette toute resplendissante de sa récente redorure. La maison donnant sur la rue, l’aile latérale et le mur du cimetière formaient un fer à cheval délimitant u petit jardin décoratif dont le côté libre laissait apercevoir un étang avec un ponton et une barque amarrée. No loin de là, une balançoire dont la planche horizontale était suspendue par deux cordes, avec des poteaux légèrement de guingois.

Nous sommes bien obligés de reconnaître que tout y est: la géométrie, la neutralité descriptive, et… la balançoire de travers.

Toute la suite du texte français sera à l’avenant, remarquable traduction donc, soucieuse de fidélité à la spécificité du style fontanien. La forme est respectée, ainsi que l’économie et la précision lexicales. Aucun foisonnement non plus, autre défaut du traducteur maladroit qui oublie qu'écrire une phrase plus longue que la phrase originale a souvent pour effet d’en affaiblir l’effet produit et en tout cas de nuire au rythme.

Alors comment justifier la nécessité d’une troisième traduction, celle de 1982 due à Pierre Villain ? La traduction de Coeuroy n’a pourtant pas vieilli, tout aussi peu que le texte de Fontane et pour les mêmes raisons. Que deviennent en 1982 le réseau géométrique et la neutralité descriptive ?

Il est curieux de constater que cette troisième traduction réalise une sorte de compromis entre les deux premières. Dans cette période d’après-guerre, de bien-être économique et de libéralisme, il est peut-être difficile de s'identifier au malheur et à la menace. J'ai envie de dire que le texte français de Villain devient naïf, guilleret, presque aussi dynamique et bon vivant que celui de 1902:

  • le soleil inondait de sa clarté la rue du village
  • une aile du manoir (…) couvrait d’un large manteau d’ombre une allée…
  • un mur de cimetière, tout habillé de lierre à feuilles naines courait …
  • le coq-girouette , fraîchement redoré, brillait de mille feux etc. etc.

Toutes les descriptions, pures et dures, presque cliniques de l’original se muent ici en clichés, en métaphores galvaudées qui viendraient aisément sous la plume d’un bon écolier.

La balançoire toutefois n’est pas oubliée, mais la formulation française est néanmoins curieuse:

Tout près de là, une balançoire dont la planche disposée à l’horizontale était suspendue des deux côtés, en haut et en bas, à deux cordes – les montants du portique penchant déjà un tantinet.

Pourquoi ce déjà ? Sans parler du mignon petit tantinet (etwas dans l’allemand).

Pour terminer cette brève étude de l’incipit des trois traductions française, un dernier point reste à développer: l’analyse d’un autre élément responsable lui aussi des rides malencontreuses d’un texte traduit: la connotation. Le texte allemand et celui de Coeuroy, soucieux de précision objective, dénotent sans plus, les deux autres traductions tombent dans le piège de la connotation qui à son tour vient entacher l’homogénéité du texte original. Un seul exemple: la demeure décrite est une Herrenhaus, terme que Duden définit ainsi: « Herrschaftliches Wohnhaus auf einem Gut oder Grossen Besitztum » autrement dit, demeure appartenant à un gros propriétaire terrien, membre de l’aristocratie terrienne. Les propriétaires en étaient donc souvent des « seigneurs », des Herren. Certes. Dans ce cas-ci la famille von Briest. L’appellation « seigneur » n’est pas fausse en soi, pourtant elle évoque immanquablement la période historique de suzeraineté féodale et son panache ; le contexte social d’Effi Briest est la grosse bourgeoisie terrienne bien plus prosaïque. Michel Delines traduira Herrenhaus par maison seigneuriale, rendant ainsi bien peu justice au contexte de ces gros bourgeois nantis dont seules les racines plongent peut-être dans la noblesse. Quant à Pierre Villain, il préférera le terme de manoir, hautement connoté lui aussi ; même si le manoir est effectivement un logis seigneurial, un petit château ancien à la campagne, une gentilhommière, il évoque souvent ne serait-ce que par sa sonorité et son emploi récurrent dans les contes fantastiques, la demeure isolée, habitée de mystère et dont on s'approche en frissonnant. André Coeuroy vise juste, une fois encore en traduisant simplement par maison bourgeoise.

Conclusions

Les trois textes brièvement étudiés ne pêchent pas par manque de cohésion interne. C’est là un bon point, car le manque de cohérence textuelle est souvent la cause majeure de la faiblesse d’une traduction. Pourtant dans deux des cas, cette cohérence est une reconstruction qui dévoie purement et simplement le texte original. Pour toutes les raisons évoquées, la traduction de Michel Delines a bel et bien vieilli et méritait d’être refaite, et celle de Pierre Villain est en bonne voie de vieillissement. Celle de Coeuroy est remarquable car le génie de ce traducteur est de ne pas être tombé dans le piège de la prise de sens contextuelle, et d’avoir su y échapper grâce à une certaine littéralité lexicale et stylistique, malgré tout « cibliste » et seule garante d’une restitution de bon aloi, une reconstruction qui ne sacrifie pas à des modes et ne risque donc pas de vieillir.


[^1]: Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, collection Philosophie, tome 1 1976, tome II 1989, tome III 1991, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart. [^2]: Georges Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, traduit de l’anglais par Lucienne Lotringer, chap. 1, p. 15 et s. [^3]: Theodor Fontane, Effi Briest, traduit de l’allemand par Michel Delines, Fontane & C°, 1902. [^4]: Theodor Fontane, Effi Briest, traduit de l’allemand par André Coeuroy, Leipzig, Editions Bernhard Tauchnitz, 1942. [^5]: Theodor Fontane, Effi Briest, traduit de l’allemand par Pierre Villain, Paris, Laffont, Collection Bouquins, 1982. [^6]: Walter Benjamin: Die Aufgabe des Übersetzers, In: ders. Gesammelte Schriften Bd. IV/1, S. 9-21.Frankfurt/Main 1972.