Le manifeste du CETL

La traduction littéraire : qualité et formation.

Pourquoi et comment le CETL fut-il créé ?

Nul ne le contestera : le dialogue interculturel, plus que jamais à l’ordre du jour en Europe, n’est possible que si les différentes cultures, les cultures différentes apprennent à s’écouter, dans une attitude d’ouverture et de tolérance. Apprendre à s’écouter mutuellement, cela signifie aussi apprendre à se lire mutuellement. A se lire correctement. Et cela n’est globalement possible que si l’Autre est bien traduit. On ne peut en effet lire toute littérature dans le texte original. Certes il y a toujours eu d’excellentes traductions, mais elles étaient exceptionnelles, coexistant avec une foule de textes scandaleusement mal transposés. Combien de fois la pensée ou l’idéologie de l’Autre, ou plus simplement l’imaginaire d’un artiste baigné de sa culture n’ont-ils été déformés, défigurés parce que la tâche de leur transposition était confiée à des non-initiés ? La majorité des métiers spécifiques sont aux mains de compagnons ou de maîtres formés pour les exercer avec bonheur. Pourquoi le métier de la traduction littéraire fut-il si longtemps laissé au bon vouloir d’amateurs occasionnels qui s’entichaient d’un livre, connaissaient deux langues, et croyaient ainsi pouvoir accomplir le miracle  après avoir convaincu un éditeur qui se laissait embobiner pour des raisons économiques ? La traduction littéraire englobe à la fois les belles-lettres et les sciences humaines. Pour être réussie elle rallie deux pôles : celui de la créativité et celui du savoir-faire. Si la créativité et, dans ce cas précis, le talent de l’écriture sont des qualités innées, le savoir-faire spécifique quant à lui peut/doit s’apprendre, il peut s’enseigner. La qualité des traductions littéraires sur le marché du livre dépend donc étroitement de la formation adéquate. Or, pendant longtemps, la formation ad hoc en la matière a tristement fait défaut. L’université s’est certes penchée sur ce travail difficile, en la personne de ses philologues. La version a longtemps fait partie des cursus littéraires. Il est vrai que pour faire passer un texte dans une autre culture, il faut commencer par en faire l’exégèse et mettre le lexique sous la loupe. Et c’est incontestablement une phase importante du travail. C’est le stade de la mise à plat d’un texte, de son analyse critique et scientifiquement méticuleuse. Mais elle ne suffit pas pour restituer avec bonheur une œuvre d’art dans une autre langue. Le regretté Henri Meschonnic, que je considère comme mon maître en la matière, fait la distinction entre le continu et le discontinu d’un texte littéraire : le discontinu, ce sont les pièces, les petits carrés qui constituent la grande mosaïque qu’est l’édifice textuel. Le philologue s’attache à chaque pièce de la mosaïque qui contribue à former l’ensemble. Pourtant, dans une œuvre littéraire, qui est une texture, l’important c’est le continu : le flux de la parole, du discours, qui emporte dans son mouvement chaque petite pièce, lui faisant subir l’influence de cet ensemble de sorte qu’elle n’est plus identique à ce qu’elle était toute seule, isolée du contexte. Le traducteur, qui est un écrivain et est donc sensible au Totum plutôt qu’au détail solitaire, doit recréer le continu, la parole, le discours, et pour ce faire… tout lui sera permis, y compris donner à telle ou telle pièce de la mosaïque la couleur qu’elle n’a pas seule, par exemple dans le dictionnaire. C’est ici qu’est la pierre d’achoppement entre le philologue et le traducteur littéraire. Tout est permis au traducteur littéraire pourvu qu’il restitue fidèlement une globalité, via un discours qui recrée dans son souffle « l’âme » du texte, son esprit, parfois au détriment d’une certaine « fidélité » lexicale isolée. C’est ce que comprend souvent mal le philologue. Car la traduction littéraire est non seulement une science, linguistique, c’est aussi un art qui, dans le travail de restitution, va bien plus loin que la phase analytique.

Nécessité d’une formation

Si l’on veut donc que l’accès au métier soit limité aux initiés triés sur la base du talent et de la formation spécifique, il faut créer des cycles de formation en traduction littéraire. Dans les années 1980 les DESS (plus tard les Masters) se sont multipliés un peu partout en Europe. A commencer par le DESS anglais/français créé à Paris VII par le regretté Michel Gresset, suivi de près et même parallèlement par la création à l’ISTI (Institut supérieur de Traducteurs et Interprètes) du CETL à Bruxelles. Dès l’annonce de la création de cette formation originale (en 1989), les réactions furent nombreuses et enthousiastes, surtout sans doute parce qu’on la savait confiée à des praticiens de haut niveau et que l’accent y était mis sur la pratique, de la même manière que la formation du pianiste ou du peintre sera confiée aux artistes professionnels ; de là que le CETL fut conçu dès le départ comme un conservatoire. De 1989 à 2007 le CETL organisait essentiellement des ateliers (avec plusieurs combinaisons linguistiques), séances qui suivaient un peu le modèle de l’atelier de la Renaissance où le maître montrait comment tenir son pinceau, mélanger les couleurs. Car si la théorie est intéressante comme réflexion sur la pratique a posteriori, ce n’est pas elle qui apprendra à créer sur le terrain. Mais il est un autre avantage indéniable du travail en atelier. Rappelons pour mieux le comprendre, que toute lecture est une prise de sens individuelle, d’abord. Que dès lors qu’un livre a quitté la table de son auteur, et est livré en pâture à la foule des lecteurs, il existe sous autant d’avatars qu’il y a précisément de lecteurs. Au sein de l’atelier, l’étudiant qui a traduit un extrait l’a compris dans une certaine optique qui n’est pas nécessairement la même que celle de son voisin. Huit étudiants confrontés au même défi, cela donne huit interprétations différentes. L’atelier a donc le bénéfice d’ouvrir l’intelligence individuelle et isolée, et de l’élargir à d’autres visions du monde contenues dans un même texte polysémique. A ce jour, et sur la base des besoins nouveaux du public intéressé, les ateliers ne sont plus prioritaires au CETL et ont fait place aux cours à distance. Toutefois, certains ateliers sont encore organisés annuellement durant les vacances scolaires au Collège des traducteurs de Seneffe.

Talent et savoir-faire

La qualité de la traduction dépend donc étroitement d’une formation adéquate qui prendra en compte tous les aspects de ce métier difficile, faisant appel à la fois à la créativité et au savoir-faire. Certes le talent de l’écriture ne s’apprend pas. L’apprenant doit l’avoir au départ. Mais le savoir-faire, qu’il pourrait au demeurant acquérir seul par la trial-and-error method, peut s’acquérir en un temps raccourci précisément dans le cadre d’une formation structurée. Car la qualité d’une traduction littéraire se fonde objectivement sur certains principes qu’il s’agit de respecter et si certaines traductions sont « mauvaises » c’est parce que ces principes y sont foulés au pied. En résumé et pour conclure : traduire un texte littéraire, c’est avant tout traduire une forme et veiller à produire les mêmes effets. Le fond est indissociable de la forme. En traduction plus que jamais. C’est par le respect de la forme que le traducteur aura le plus de chance de restituer le contenu étranger. Il ne peut y arriver qu’en maîtrisant un savoir-faire qui peut et doit s’acquérir. La formation du traducteur littéraire est donc bel et bien l’étape liminaire indissociable de la qualité recherchée sur le marché du dialogue interculturel.

Françoise Wuilmart, Bruxelles, directrice du Centre européen de traduction littéraire, cycle postuniversitaire de formation en traduction littéraire