Traduire c’est lire

Articles de fond | Françoise Wuilmart

Publié dans Ecrire et Traduire, Textes édités par Christian Libens avec la collaboration de Nathalie Ryelandt, Editions Luc Pire, Bruxelles, 2000.

Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation et des besoins accrus de la communication, la traduction, de n’importe quel type de texte, scientifique, technique ou culturel, est devenue incontournable. La malédiction de Babel a fait notre bonheur, à nous les traducteurs, Dieu est donc notre plus ancien et notre plus grand pourvoyeur d’emplois. Les écoles de traduction se multiplient, on invente même des machines à traduire, espérant qu'elles remplaceront un jour notre cerveau, oubliant que jamais une machine n’aura un imaginaire, le sens du contexte, le sens de la connotation, et le don de créativité.

Et pourtant, si l’on parle beaucoup de traduction, peu de gens savent vraiment comment elle fonctionne et quels types d’opérations elle implique dans le cerveau du traducteur. J'y vois une des activités intellectuelles les plus ardues qui soient. Car dans l’idéal elle requiert une intelligence approfondie, voire totale de la complexité d’un texte, une énorme sensibilité artistique, un sens aigu de l’abnégation, d’ouverture à l’Autre, bref une bonne dose de tolérance, ou pour rester dans le registre religieux : l’amour de son prochain. Après tout, Dieu savait pertinemment ce qu'il faisait en nous différenciant de la sorte à Babel : il contraignait l’homme à se détourner de son nombril pour accepter l’étranger dans sa différence.

Traduire c’est lire, par ce titre quelque peu provocateur, j'ai voulu mettre l’accent sur une phase souvent méconnue du processus traductif. Ce processus est un moteur à deux temps. Premier temps : l’imprégnation, deuxième temps : la restitution. Cette seconde phase, la restitution, a fait l’objet de nombreuses analyses dont les thèmes sont aujourd’hui presque galvaudés, je pense notamment au concept de fidélité et de trahison. Tout le monde admet à ce jour que la traduction est forcément une trahison. Mais de là à dire que le traducteur est un traître, il y a un grand pas qu'il est injuste de franchir, car qui dit traître dit volonté de trahir consciemment. Or, la trahison du traducteur est une trahison forcée, elle lui est imposée, elle le torture car son objectif premier est d’être fidèle dans sa restitution. Bien sûr il y a les traducteurs incompétents qui trahissent par manque de métier. Ecartons-les et ne parlons plus à partir d’ici que des professionnels. Qu'est-ce qui les amène à trahir forcément ? l’instrument de l’auteur est sa langue qu'il manie et modèle pour créer une forme littéraire. Or cette langue héberge jusque dans ses plus petits recoins ni plus ni moins qu'une culture décantée, avec son passé, sa vie présente, ses références multiples. Il est des peuples où le mot pluie existe à peine, il en est d’autres où ce phénomène naturel fréquent et varié s'exprime d’une dizaine de façons. Prenons la langue anglaise dont la conjugaison est d’une extrême richesse, exprimant un sens aigu et précis du temps, de la durée. Prenons la langue allemande qui, paradoxalement pour une langue aussi riche, a un emploi des temps extrêmement pauvre. Comment rendre les nuances de l’une dans l’autre qui n’a pas les outils adéquats ? Bref, en un mot comme en cent : une langue reflète une vision du monde, et je ne suis pas la première à le dire. Faire passer cette vision du monde dans une autre langue qui voit les choses différemment, c’est la quadrature du cercle. Le traducteur sera donc forcément un traître. Contre sa volonté. Il n’est que le piteux jouet de sa langue qui le domine, le petit David devant le Goliath de sa culture. Par ailleurs, il est une raison plus grave, plus inquiétante même, pour laquelle la traduction est forcément une trahison : la langue d’arrivée, la langue maternelle, souvent canalise le flux de l’inspiration. J'ai déjà fait cette expérience d’avoir à me traduire moi-même. De prime abord cette tâche me semblait aisée puisque je savais mieux que quiconque ce que j'avais voulu dire. En réalité ma pensée, en voulant s'exprimer dans une autre langue, prenait une autre direction. Pourquoi ? Sans doute en raison d’habitudes ou de référents culturels différents, peut-être aussi en raison d’un autre public cible pour lequel je devais mettre certains éléments en évidence, et renoncer à certaines précisions devenues inutiles, ou que sais-je encore. Une langue est un corset. Par les mots, par la syntaxe, par la musique, par des habitudes séculaires, elle engage la pensée dans des clichés, voire des tics, et ce n’est pas sans raison que le poète est celui qui bat tout cela en brèche en bouleversant la langue, pour lui permettre de rejoindre la langue "angélique" dont parlait Walter Benjamin, celle qui franchit ses propres frontières en direction d’un langage universel. On pourrait illustrer la mainmise de la langue sur le processus de la pensée et de l’expression, en recourant à une image concrète et symbolique qui m'est chère : celle de la restitution d’une figure de marbre dans un autre matériau, disons le bois. Le sculpteur qui à l’aide de son ciseau tente de reproduire la figure dans du bois, se heurte au même problème que le traducteur. Le bois, équivalent de la langue d’arrivée, est très différent du marbre, symbole de la langue de départ : il fait un autre effet, a une autre odeur, éveille d’autres sensations. Dès le départ, le sculpteur sait que sa figure suscitera des sentiments bien différents, ne serait-ce déjà que par sa plus grande fragilité. Alors qu'il tente par exemple de respecter le galbe de l’épaule de la figure originale, la veine du bois le narguera, et il devra se rendre à l’évidence : s'il persiste à vouloir respecter le modèle, le bois cassera. Le voilà donc contraint d’obéir à la veine du bois et de donner une autre forme à l’épaule, malgré sa bonne volonté et son souci de fidélité. Au bout du compte la figure de bois sera donc bien différente de la figure de marbre. Il en va de même pour la traduction. La traduction est donc une réécriture "forcée" puisque le traducteur est contraint d’obéir à sa langue, de se plier à ses impératifs qui expriment une autre approche des choses ; le traducteur doit aussi être fidèle à sa propre langue, c’est un "cibliste", comme l’a si bien expliqué et justifié Jean-René Ladmiral, et non pas un sourcier, soucieux, à l’inverse, de coller presque littéralement au texte de départ et cela au préjudice des lecteurs de la traduction.

Voilà donc pour la seconde phase du processus traductif, la phase de restitution, la plus commentée. La première phase, celle de l’imprégnation est moins connue. Je vois pourtant dans cette phase liminaire, préparatoire du travail créatif, un fondement essentiel de la recréation. De quoi le traducteur doit-il s'imprégner ? De son auteur ? De la personnalité de celui-ci ? Certainement pas. On ne traduit pas un auteur, mais un texte. Et il n’y a pas toujours adéquation entre l’un et l’autre, loin s'en faut. On peut s'éprendre d’un texte, le trouver sublime et constater qu'il est le produit d’une personnalité qui ne lui correspond en rien ou très peu. Les exemples sont multiples. Songeons à Céline, pour n’en citer qu'un. Dans certains cas pourtant il y a adéquation parfaite entre l’écrivain et l’homme. J'ai eu cette chance que mes deux auteurs, Ernst Bloch et Jean Améry, parlaient comme ils écrivaient et que leur biographie était fidèle à leurs idées et à leurs idéaux. Albert Bensoussan traducteur français de Cabrera Infante, va plus loin : pour lui imprégnation se confond avec ingestion. Bensoussan aime à raconter qu'il a partagé l’existence quotidienne de son auteur des mois durant, à l’époque où celui-ci écrivait son texte qu'Albert buvait pour ainsi dire à la source et recréait à chaud ; et il aime insister sur le fait qu'il partageait sa vie au quotidien, mangeait, buvait, dormait, sortait avec lui. Il s'agit là sans aucun doute d’un cas rare de vampirisme mais toujours est-il que cet extrémisme a conduit à la splendide transposition française de Trois triste tigres. Revenons aux cas de mariages moins heureux entre auteur et traducteur : le sentiment premier d’admiration ou d’empathie qu'éveillait le texte peut être contaminé par l’image de l’homme-auteur, il peut en résulter chez le traducteur une perte d’enthousiasme, voire une attitude de suspicion, et ces réactions ne manqueront pas d’interférer négativement dans le travail de traduction.

Il s'agit donc de s'imprégner d’un texte, d’entrer dedans, il s'agit de savoir lire. Les cours de traduction littéraire que je dispense sont d’abord et avant tout des cours de lecture, c’est-à-dire de repérage de tous les éléments qui tissent un texte. Car comment restituer un message dont on n’a perçu qu'une partie ? Ici aussi j'aime faire une distinction entre deux phases dans la lecture : la lecture objective et la lecture subjective. La lecture objective d’un texte consiste à y repérer tous ses tenants et ses aboutissants, à remonter aux causes des effets qu'il produit, à y dénicher les ficelles, à le disséquer, à mettre à plat tous les éléments qui le forment. Pour n’en citer qu'une poignée : le fil conducteur, responsable de la logique textuelle, les champs sémantiques, responsables du ton et du registre, la forme physique, c’est-à-dire musicale, sonore, syntaxique et rythmique, responsable du style et du ton. Tout bon traducteur devrait commencer son travail par une analyse textuelle en profondeur. Quant à la lecture subjective, absolument courante, et attendue de tout lecteur, elle est un des sept péchés capitaux de la traduction. Toute lecture normale est une prise de sens subjective. A partir du moment où le livre quitte la table de son auteur, il ne lui appartient plus et devient protéiforme. Nous donnons tous un visage différent à Madame Bovary. Raison pour laquelle nous ne pouvons être que déçus de la vision filmique qui nous est imposée, fruit de la lecture subjective qu'en a faite le réalisateur. Toute lecture est interactive. Cette interactivité tant exploitée et développée aujourd’hui dans le domaine de l’électronique, n’est pas un phénomène nouveau, elle a toujours existé de manière discrète. Le lecteur mêle forcément sa personnalité à la vision qui lui est proposée, lire est aussi poursuivre l’écriture de l’auteur, la compléter dans un sens ou un autre, la tronquer dans un sens ou dans l’autre, le lecteur est un co-écrivain. Le traducteur quant à lui devrait se garder de cette fonction réductrice. Dans l’idéal, ce qu'il doit restituer c’est non pas sa lecture propre mais toutes les lectures possibles. Autrement dit, il doit retourner à la polysémie du texte source. Tout grand texte d’auteur est polysémique, souvent à l’insu de l’écrivain lui-même. J'aime à affirmer non sans une certaine joie maligne, que l’auteur ignore souvent toute la portée de ce qu'il dit … Bien sûr il maîtrise son écriture, a remis cent fois son travail sur le métier, sait où il va, sait ce qu'il veut exprimer. Cela dit, l’auteur "est écrit" autant qu'il écrit. D'autres éléments ont à son insu voix au chapitre : l’intertextualité, l’inconscient, tout un substrat mental qui lui échappe et qui passe pourtant dans son écriture. Or, le traducteur peut précisément être sensible à ce qui est ainsi passé dans l’écriture de l’auteur sans que celui-ci s'en soit rendu compte. C’est là une lecture particulière qui ne correspond pas nécessairement à la lecture proposée par l’auteur. Et cela nous amène au problème de la rencontre nécessaire ou non entre l’auteur et le traducteur.

l’aide d’un auteur peut être précieuse dans le cas de questions pointues et pratiques auxquelles lui seul peut répondre, comme des références historiques ou topographiques, des allusions dont lui seul connaît la clé, des connotations personnelles, etc. Pourtant, le dialogue auteur-traducteur me semble tout à fait déplacé, voire dangereux, quand l’auteur se met à porter un jugement sur la traduction. Ici son ingérence pourrait être négative. La première raison évidente, est que dans la majorité des cas, l’auteur ne maîtrise pas la langue d’arrivée au point de pouvoir apprécier la qualité du texte traduit.Par ailleurs l’intervention de l’écrivain peut être préjudiciable car sa propre lecture peut être réductrice : ainsi lorsqu'il affirme au traducteur que c’est ceci ou cela qu'il a très précisément voulu dire, et que c’est dans ce seul sens qu'il faut le comprendre. Or, le traducteur peut quant à lui découvrir dans le texte bien d’autres richesses que celles que l’auteur y a sciemment placées. Il peut repérer certains leitmotivs que l’auteur lui-même ignore, y trouver une veine intéressante à exploiter et orienter sa traduction en fonction de ces éléments repérés par lui.

J'en viens à ma conclusion. Traduire c’est d’abord et avant tout lire. C’est lire correctement avec l’œil de l’exégète averti, avec l’oreille de l’interprète musical, avec la sensibilité déployée de l’artiste dont les cinq sens sont aux aguets. C’est aussi lire avec l’œil multiple de la mouche, un oeil qui capte toutes les lectures possibles dans un souci de fidélité polysémique, la seule qui soit valable. Le traducteur de bon aloi devrait avoir l’attitude du skieur qui suit les traces du moniteur-auteur, en s'en écartant le moins possible, en épousant les mouvements, la dynamique, le tempo du corps qu'il suit de près. Car si l’auteur a du génie, le traducteur ne peut se contenter de n’avoir que du talent. Il y a dans tout grand texte un souffle qui le porte et l’emporte, une harmonie tonale et tonique qui confère à l’écrit son unité et fait que l’on reconnaît son géniteur dans le tout et dans chaque partie. Le traducteur qui aurait juxtaposé scrupuleusement toutes les pierres de la mosaïque sans maîtriser l’ensemble, ou qui jouerait correctement chaque note sans tenir compte du ton à la clé ou du mouvement, bref le traducteur qui ne serait qu'un petit exécutant scrupuleux, incapable d’embrasser l’ampleur et l’envergure de son auteur, n’aurait plus qu'à changer de métier …